Transformations responsables

L’ingénierie pour le développement durable dans l’œil de Claude Paraponaris

Le 4 mars est la Journée mondiale de l'ingénierie pour le développement durable, nous avons interviewé Claude Paraponaris, professeur d'économie et de management des Universités à Aix-Marseille Université.

Il est également intervenu récemment auprès des étudiants ingénieurs de 3e année dans le cadre du cycle de conférences "Valeurs et Soutenabilité".
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Si vous deviez donner trois conseils aux ingénieurs responsables de demain, que leur diriez-vous ?

D’une part, ils sont plutôt bien informés de la situation aussi bien côté technique et technologique que du côté des enjeux, des changements de politique sociale, agricole et industrielle qui sont souhaitables. Ces exposés, comme ce cycle de conférence, sont essentiels pour alerter sur ce qui se joue et donner des clés de lecture, des moyens de compréhension et plus tard on l’espère d’action. Je vais séparer ma réponse par publics, car certains ne veulent pas forcément être aux avant-postes des évolutions.

1/ Pour ceux qui veulent intervenir : on peut leur souhaiter de rencontrer des collectifs, des organisations qui sont très soudées et efficaces pour agir et trouver une diversité de points de vue et afin d’essayer de choisir les bonnes options.

2/ Pour ceux qui hésitent : je leur conseillerais de faire des rencontres en dehors de leur établissement de travail, croiser les citoyens, les associations, les forces vives du territoire sur lesquels s’appuyer et se mettre en mouvement. Ils peuvent rencontrer des personnes inspirantes en interne et aussi à l’extérieur de leur organisation.

3/ Pour les autres : regarder un peu du côté de l’agriculture, vous vous apprêtez à être ingénieur et plus tard sans doute manager, mais l’avenir à plus long terme sera déjà d’arriver à manger convenablement et avec éthique, à sauver nos sols. On devrait peut-être bien revenir à des activités de travail beaucoup plus en lien avec la terre !

Justement, est-ce que vous croyez que la technique peut nous sauver ?

Pour répondre il faut d’abord s’entendre sur la définition de la technique. Pour nous produire mais aussi écrire et nager, s’exprimer…, tout ça suppose de la technique.

La technique est ce qui permet de se mettre en continuité avec la vie (définition du médecin Georges Canguilhem). Adopter une technique c’est choisir une intensité de mise en relation avec notre milieu de vie. Depuis plus de deux siècles, nous avons fait le choix avec la technique de privilégier la rapidité, la consommation de masse et on a des technologies dotées d’une puissance qui va extrêmement loin dans les produits et services mis à disposition.

En fait, une fois qu’on a choisi certaines options, une fois qu’on a choisi par exemple le moteur à explosion avec certains carburants, une fois que l’on a choisi des mémoires artificielles (celles de l’informatique), il est difficile de faire un pas de côté pour aller vers autre chose. Les historiens montrent qu’il y a toujours eu une accumulation de sources d’énergie, et superposition de techniques très diverses, et qu’à chaque fois une innovation n’a pas fait disparaitre l’énergie fossile précédente. Au contraire ça s’est empilé voire-même cela a créé des symbioses entre systèmes énergétiques.

Aujourd’hui, on utilise dans le monde beaucoup plus de toutes les sources d’énergie qu’il y a un siècle, charbon et bois inclus. Lorsqu’on évoque le solutionnisme technologique, évidemment « nous sommes très compétents » pour mettre en place des puits pour absorber le gaz carbonique, par exemple. Mais ces innovations visent surtout à poursuivre, à continuer ce qu’on fait déjà : nos modes de vies et de consommation de masse.

Les ingénieurs le connaissent très bien, ce problème « c’est l’effet de fixation ». On peut aussi appeler ça l’inertie, c’est-à-dire qu’on fait comme cela, parce qu’on a toujours fait comme cela. Cette pensée ne nous permet pas d’innover vers « être plus économes dans l’utilisation de l’emballage, dans nos mobilités, etc ». Il ne faut pas écarter les solutions technologiques, mais il faut voir de près ce qu’elles supposent.

« Je consomme donc je vote », est-ce que vous connaisez ce concept ?

Regardez, on a vécu l’espoir d’avoir un internet communautaire. On est dans un internet monopolistique, commercial et pas très communautaire. Les Gafam par exemple ont beaucoup de pouvoir mais ce sont les usagers qui leur donnent ce pouvoir.

En France on a Framasoft qui est très bien, qui est communautaire et solidaire. Il faut absolument rejeter ce pouvoir. Alors oui ,on fait aussi des choix dans nos agissements au quotidien et dans nos manières de consommer.

À Centrale Méditerranée comme ailleurs nous avons des ingénieurs qui bifurquent, qui décident de boycotter certaines entreprises ou tout simplement changent de carrière pour aller construire mettons, une maison dans les bois. Pourquoi selon vous ?

Construire une maison dans les bois par exemple je ne crois pas que ce soit la décision la plus écologique aujourd’hui, car on va déranger la biodiversité, le milieu naturel, dans lequel on s’installe et puis on va devoir se déplacer, et comment est-ce que les enfants vont aller à l’école ? Un des meilleurs choix écologiques c’est d’ériger en hauteur, se situer non pas dans des mégapoles, plutôt dans des villes de taille réduite et faire des logements en hauteur pour éviter l’artificialisation des sols.

J’ai beaucoup de sympathie pour ceux qui bifurquent. Ils sont très avancés en termes de réflexion, mais je me demande si c’est la seule décision : j’en doute un peu. Ils pourraient aussi rejoindre la grande industrie et essayer de les faire diverger, leur faire accepter de fermer certaines activités. Mais c’est vrai qu’il faut beaucoup de courage. C’est une forme d’action publique.

Aujourd’hui on peut connaître la précarité en étant en CDI, l’écologie ça peut sembler une préoccupation vraiment lointaine non ?

C’est clair il y a une dissonance ! Ne serait-ce que pour trouver le premier emploi, on est parfois amené à prendre ce qui se présente. Quand on a le choix, une des alternatives c’est de créer sa propre structure dans les low tech, dans la redynamisation des sols, mais ça suppose des fonds. Donc à court terme on est obligé de prendre ce qui se présente.

Pour les jeunes diplômés il faut aussi se loger. Tout ça, ça relève du partage des richesses et des ressources. Envisager de se nourrir sainement, de se déplacer en limitant les émissions de CO2, ça peut se faire ! Se nourrir sainement, ça suppose de rémunérer plus convenablement l’agriculture. La redirection du machinisme agricole, en termes de financement pour récupérer des terres et les allouer à des jeunes qui voudraient s’installer par exemple.

Pourquoi est-ce important que les enseignants s’emparent de la question écologique dans leurs cours ?

Je suis assez surpris car depuis 3 ou 4 ans ça s’est vraiment développé de manière exponentielle, on va de plus en plus provoquer des rencontres, inventer des actions. Il y a toute une chaîne de solidarité aujourd’hui autour de la question pédagogique : on peut aller jusqu’aux « soulèvements de la terre », qui ont accueilli des gens comme Christophe Bonneuil, historien de l’énergie. Je crois qu’absolument tous les corps de métiers sont concernés, dans le droit ils devront légiférer pour mieux répartir les parcelles de terre et le foncier des sols, les plans locaux d’urbanisme etc.

Dans la communication il faudra inventer de nouveaux récits sur l’écologie qui donnent envie d’avancer. Et si les établissements ne veulent pas intégrer ces cours, alors face à ça il n’y a qu’une solution : il faut être persévérant et étant donné qu’on est persuadé d’être dans ce qui est juste, le moment arrive où les gens finissent par entendre raison.

Je crois qu’à force de répéter on y arrive. Il y a ceux qui prenaient de très haut le discours écologique en disant qu’il concerne uniquement les bourgeois qui ont le temps de s’en préoccuper. Mais à force de répéter les choses bougent. On n’est pas seul on est en réseau et les énergies se diffusent. Un jour ça passera !

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Est-ce qu'une croissance infinie dans un monde fini c’est une utopie ?

La croissance matérielle est bornée vitalement, en termes atmosphériques et à tant d’autres niveaux. On a atteint et même dépassé beaucoup de limites planétaires vitales, on a tué certains règnes animaux.

800 000 morts en Europe liées à des maladies respiratoires chaque année.

On vit dans un monde borné. Mais ce mot décroissance fait peur. Les gens croient que tout va décroitre. C’est tout à fait faux. Par exemple il faut une croissance de l’amitié et de la solidarité. Il est uniquement question de décroissance matérielle. On veut bien une croissance artistique, éducative, culturelle, croissance de la connaissance, des savoirs, des rencontres ! Ce qu’on doit chercher à faire, c’est habiter la terre sans trop l’endommager. Sans l’endommager du tout, ce serait pour l’instant très très ambitieux. Il est à espérer qu’un jour on parvienne à des empreintes plus légères.

Est-ce qu’on a une chance d’aller vers un monde à contre-courant du consumérisme ? Vous pensez qu’on est déjà dans « l’après consommation » ?

À court terme je ne suis pas très optimiste, mais les choses vont se faire. À mon sens, peu importe le moment durant lequel les changements seront provoqués, mais ce qui est certain c’est qu’il faut agir tout de suite. Moi j’accepte d’agir tout de suite, même si j’accepte de ne pas voir d’améliorations de mon vivant. C’est peut-être ce qui est le plus dur à entendre.

Je vois beaucoup de collègues à l’université qui hésitent car ils veulent des changements pour eux-mêmes, pour leur entourage de leur vivant. Ça ne se passe pas comme ça. Les équilibres économiques sur lesquels on vit sont difficiles à influencer. Néanmoins, je pense que les entreprises les plus polluantes et menaçantes sont sensibles au fait qu’on puisse se retourner contre elles.

Il n'y a pas de justice climatique sans justice sociale, qu'en pensez-vous ?

J’habite Marseille et la municipalité est assez divisée. On est divisé entre construire du logement tout de suite, des logements sociaux pour les plus démunis, et l’autre partie qui redoute que dans l’urgence on construise des gouffres thermiques. Et là on a deux univers qui se rejettent et qui n’arrivent pas à discuter. Et pourtant on est dans une grande ville de France avec des moyens d’agir, qui reçoit des crédits. Il faut travailler l’écologique et le social en même temps.

Je m’intéresse aux questions énergétiques depuis assez peu de temps. Je me dis que le travail c’est de l’énergie, de l’humain et l’énergie c’est aussi des machines, de la technique. On devrait tout de même pouvoir simplifier l’approche et se dire que tout ça, c’est de l’énergie et le décliner sur la technosphère et le rapport au climat. Mais, j’ai l’impression que malheureusement c’est soit l’un soit l’autre et on retrouve nos deux sphères entre ceux qui connaissent la technique et ceux qui s’intéressent au social ; on reproduit des manières de penser qui s’ignorent les unes et les autres.

Durant la conférence, j’ai fait appel à deux intellectuels dont Günther Anders (1955) qui analyse l’introduction de la bombe atomique comme le moment où les humains acceptent de se mettre au service des machines. Se comparer aux performances des machines revient à s’en remettre à leur puissance. Mais à la fin l’auteur entrevoit un espoir, il dit en parlant des hommes qu’ils sont appelés pour la première fois dans leur histoire à se rassembler, car le toit du monde en s’effondrant va les forcer à se rassembler, les riches et les pauvres.

Si on ne partage pas on va le payer cher et ça provoquera des conflits majeurs. Dipesh Chakrabarty historien indien dit quelque chose de similaire en évoquant la perspective de l’espèce humaine, nous sommes invités à partager les ressources.

[Tout à fait ! D’ailleurs récemment, nos élèves ont été mandatés en tant qu’experts, pour aider la ville de Marseille à mettre en œuvre sa politique autour de sa labellisation au programme européen des « Cent villes neutres en carbone d'ici 2030 ».]

Et vous, si vous étiez un jeune ingénieur qui arrive sur le marché du travail aujourd’hui, que feriez-vous ? Quels seraient vos conseils aux ingénieurs responsables de demain ?

Il faut réhabiliter la terre, la soigner, car quand elle sera complètement asséchée et saccagée alors on sera vraiment en danger. Je suis très inspiré par Lydia et Claude Bourguignon qui sont microbiologistes spécialisés dans l’étude des sols. Ils ont quitté leur emploi dans la recherche publique et ils aident les agriculteurs à redynamiser leurs sols. Donc je pense que je serai ingénieur agronome. Je ferai comme eux.

Un autre domaine dans lequel j’irais probablement c’est : l’éducation et la culture aux outils numériques : je chercherai à travailler avec des sociétés qui veulent accompagner une décroissance des outils numériques. Par ailleurs, les instruments numériques sont composés de métaux rares et épuisables, il faut envisager des évolutions considérables de ce côté-ci des technologies.

Le "numérique responsable" sont deux mots que tout oppose, qu'en pensez-vous ?

Il faut bannir ces termes de responsable, de transition et de développement durable, il vaudrait mieux évoquer des redirections sociales, des bifurcations.

Pour en revenir à la technique, je ne crois pas qu’il faille la négliger. Mais il faut bien la choisir et surtout la mettre au service de l’essentiel : la solidarité entre humain et non humain, les animaux, les sols, les arbres. Les philosophes parlaient de ces règnes qui habitent la terre en termes de beauté, c’est vrai. Il n’y a rien de plus beau que cela.

 

Avez-vous un conseil lecture à nous partager ?

Le dernier ouvrage de Jean-Baptise Fressoz historien des sciences, des techniques et de l’environnement français, « Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie » édition du Seuil, 2024, accompagné de « Héritage et fermeture » d’Emmanuel Bonnet, Diego Landivar et Alexandre Monnin aux éditions Divergences, 2021.

Le cycle de conférences Valeurs et Soutenabilité, du tronc commun 3A 2024

Le cycle de conférences Valeurs et Soutenabilité, du tronc commun 3A s’est déroulé du 5 au 9 février 2024.

Il avait pour objectif de proposer un éclairage pluraliste et de haut niveau sur les problématiques liées aux différentes formes de valeurs en anthropocène.

Durant ce cycle de conférences ont été questionnées à différentes échelles et selon plusieurs regards les modalités d'attribution, de coexistence, d'alliance ou de conflits, entre différentes valeurs, et différents acteurs qui les portent, pour prendre en compte les défis environnementaux et sociaux.

Nous remercions :

  • Dominique Ami (économiste),
  • Timothée Demont (économiste),
  • Raquel Bon Bertoldo (psychologue),
  • Katheline Schubert (économiste),
  • Carole Barthélémy (sociologue) 
  • et Claude Paraponaris (économiste)

d’avoir bien voulu participer à cette semaine d’apprentissages et d’émulation intellectuelle.

Centrale Méditerranée forme des ingénieurs dans la cité qui évoluent dans un environnement qu’ils n’ont pas choisi. Cependant, ils peuvent choisir la sobriété comme une contrainte qui forge l’innovation. Et surtout choisir en conscience leur futur professionnel. C’est à nous, en tant qu’établissement d’aiguiller les élèves, d’outiller sans dogmatisme, de sensibiliser sans contraindre, d’éclairer sans fantasmer, ni stéréotyper. Nous avons besoin de ces enseignements d’ouverture pour permettre à de futurs ingénieurs responsables, de trouver comment ils peuvent être utiles pour un avenir soutenable.

Centrale Méditerranée, a eu la démarche de co-définir sa “raison d’être” grâce à 11 ateliers participatifs rejoints par près de 150 personnes, dont les élèves. Toutes les parties prenantes ont voulu intégrer dans ce texte fondateur la responsabilité écologique de l’établissement. Les enjeux climatiques, sociaux et écologiques sont au cœur de l’attention de toutes et de tous.

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